EN
COSTA-RICA
Port Limon : le Pastores s'est amarré
à un vaste appontement couvert, donnant directement
sur le large, sans autre protection. Celui-là appartient
à l'United Fruit C°: la ouneït, comme on dit
en Amérique. Un autre appontement non davantage protégé,
se voit non loin de là; ce dernier relève du
gouvernement costaricien. Il faut que l'Océan soit
bien constamment calme en ces parages pour que la houle permette
au poste d'être tenable. Un train attend les passagers,
dont une partie sont des touristes américains. Wagons
à fauteuils à pivot; la partie ouverte à
l'arrière disposée pour permettre ainsi aux
voyageurs de jouir, - en plein air, du spectacle. Nos chemins
de fer coloniaux, voire nord-africains, devraient bien adopter
cette disposition si pratique et si appropriée, lors
de leurs prochaines commandes de voitures.
*
* *
Soit
dit incidemment, fini, ici, le régime sec. Mais la
République de Costa-Rica a adopté une bien sage
mesure les débits sont fermés le dimanche. Il
est douteux que semblable modalité soit jamais adoptée
chez nous où le comptoir tient une si grande place
... dans la politique.
*
* *
La
voie sort de la ville en l'inévitable défilé
à travers un de ces faubourg des cités tropicales
où d'invraisemblables bicoques vacillantes établies
en recourant à n'importe quoi, alternent avec les bâtisses
en tôle ondulée, et dont la plupart des toitures,
même celles des monuments sont elles aussi, constituées.
J'ignore si notre métallurgie connaît ce débouché
et s'y intéresse. Mais qui n'a vu cela ne peut se faire
une idée de la place que tient la tôle ondulée
dans la vie de ces peuples, évidemment insensibles
à l'épouvantable chaleur qui doit régner
sous ces carcasses métalliques, à l'aspect vite
rendu misérable par la rouille qui ne tarde pas à
les ronger sous ces climats si humides.
Après un certain parcours le long de la mer dans une
brousse où le cocotier est assez exploité, la
voie attaque la rude montée aboutissant à San-José,
la capitale, d'où elle poursuit jusqu'à Punta-Arena
- qu'il ne faut pas confondre avec la Punta-Arenas de Magellan
- et port de la république sur le Pacifique.
Cette
ascension qui, en quelques heures, atteint 1.600 mètres
au col, à Cartago, pour redescendre à 1.300
mètres à San-José, est bien, ainsi qu'on
me l'avait dit, une des plus belles choses qui puissent s'offrir
à l'admiration du voyageur. Le long de la vallée
torrentueuse, encadrée de la luxuriance de la flore
et de la sylve tropicales, le train grimpe en s'agrippant
aux flancs des montagnes en une interminable suite de courbes
invraisemblables, tandis qu'au fond dégringole un gros
torrent alimenté, de ci en là par les cascades.
Les
hautes crêtes de la grande chaîne forment à
ce tableau une majestueuse toile de fond. Féérique!
Et puis, voici les célèbres bananeraies, les
plantations de café et de cacao, appartenant en majorité
à la United Fruit Co, propriétaire d'une bonne
partie du territoire cultivable de ce pays, dont l'exploitation
s'est condensée le long du chemin de fer, propriété
lui-même de la grande firme américaine. D'ailleurs,
au port comme le long du parcours, les inscriptions sont plus
souvent en anglais que bilingues. Tout le matériel
est américain, jusques et y compris ces curieuses draisines
à moteur, qui permettent au personnel de se déplacer
en vitesse d'un point à un autre, entre deux trains:
ceux-ci fréquents. Partout, sur la ligne comme dans
le port, on entend nasiller américain, cet anglais
si difficile à comprendre sans entraînement,
tant à cause de l'accent que de certains néologismes
tels « to rent » pour « to let »,
store » pour « shop », par exemple. Il n'est
point jusqu'aux méthodes de travail qui ne soient américaines.
Ainsi, en un parcours de la ligne sur ce terrain très
volcanique se sont produits de graves éboulements.
Il a fallu dégager la voie. Les matières éboulées
sont d'abord désagrégées par de puissants
jets d'eau, puis éliminées au moyen de grosses
bennes dragues, à l'aide de quelques seuls ouvriers.
En Europe, on attellerait à ce labeur un bataillon
de terrassiers. En Amérique, on y supplée par
le machinisme, tant la main-d'œuvre est rare et chère.
Au fait, c'est la formule de demain. Nos coloniaux trouveront
un grand profit à étudier la méthode,
pour leur exemple.
*
* *
Quelle
richesse, quel effort, quels capitaux formidables représentent
ces immenses plantations bananières, ces vastes vergers
de caféiers, ces longues futaies de cacaoyers, tout
cela tenu comme un jardin.
J'avais
bien remarqué maintes bananeraies envahies par l'assaut
des plantes parasites. J'étais frappé du peu
de régimes suspendus aux plantes. Et voici ce que,
contre toute attente, j'apprends, confirmé de diverses
bonnes sources, très sûres:
L'United
Fruit Co et une firme moins importante, encore que très
grosse, ont presque abandonné leurs plantations dans
la République de Panama, en raison de la médiocre
qualité des produits. Et le même mouvement s'accuse
en Costa-Rica. La banane, par suite de l'épuisement
du sol est arrivée à une telle faiblesse de
rendement, tant comme nombre que comme « standard »
des régimes que, la difficulté de main-d'œuvre
aidant, ces splendides plantations couvrant d'immenses espaces
et suscitant l'admiration du voyageur sont devenues une non-valeur
économique. Est-ce une dureté du sort ou un
calcul de leurs créateurs? Ceci est une autre question.
En matière d'exploitation bananière, on calcule
qu'il faut trois ans pour rembourser les frais d'exploitation;
un an pour rembourser les intérêts du capital;
trois années pour assurer le bénéfice.
Or, dans la plupart des régions plantées de
l'Amérique Centrale, il est démontré
qu'un bananier peut fournir des régimes « standard
» - c'est-à-dire correspondant aux conditions
voulues de poids et de dimensions-seulement pendant sept ans.
D'où l'obligation de changer sans cesse de terrains,
de défricher, de délaisser ceux abandonnés,
pour de longues années épuisés, de se
fixer plus loin de la mer et d'étendre constamment
les ramifications du réseau ferré d'exploitation.
Que
la chose soit voulue ou non, les Américains semblent
lâcher le Costa-Rica. Ils ont, à ce jour déjà
liquidé une partie de leur personnel et laissé
entendre leur intention de distendre la rotation de leurs
services maritimes à Port-Limon, voire l'intensité
de leur trafic ferroviaire sur San-José, la capitale.
Certains, qui connaissent bien les méthodes U. S. A.
en matière de politique étrangère et
les tours que ce vieux malin, pour ne pas dire cette vieille
ficelle, d'Oncle Sam tient dans son sac, vous glissent à
l'oreille ceci: les Etats-Unis sont, en fait, les maîtres
de la République de Panama, que leur Canal-Zone coupe
en deux. En Costa-Rica, ils possèdent toute une partie
du sol, le port et l'unique chemin de fer. Ils viennent, de
plus, de consentir à la petite république, un
gros emprunt à des conditions que ne désavouerait
pas Shylock. Et ce n'est pas la création du mouvement
qui s'accuse en ce moment pour la nationalisation des terres
et de l'industrie bananière, sous l'impulsion d'une
certaine junte, qui modifiera ces dispositions, aggravées
par le refus du gouvernement d'accorder à la «Yuneit
» d'autres concessions sur le versant Pacifique, si
riche en beautés naturelles. Ils tiennent leur affaire.
Et les Américains passent maintenant au Nicaragua,
parce que le Nicaragua, ce sont les terres neuves, propices
à la banane; et que c'est, surtout, comme par hasard
que, renouvelant sous une autre forme le coup de jadis, lors
de la séparation de l'Etat de Panama, de la Colombie,
un général quelconque s'est insurgé:
ce qui a eu pour effet escompté de menacer les intérêts
américains et de nécessiter des mesures de protection.
Des troupes américaines ont donc été
débarquées et, naturellement, sont demeurées.
Le Nicaragua ne sortira plus, lui aussi, de l'emprise de l'astucieux
Oncle Sam; lequel, au surplus, n'a rien inventé, puisque
le coup d'éventail du dey d'Alger nous a valu l'Algérie,
et les Kroumirs, dont on n'entendit plus parler, la Tunisie
: lesquelles n’ont, au surplus, rien perdu à
notre présence, Les Anglais peuvent, eux aussi, évoquer
avec: reconnaissance la rébellion, en Egypte, d'Arabi-Pacha,
contre qui leur cavalerie de Saint-Georges chargea avec les
brillants résultats que l'on sait, Eternel recommencement
des choses …
Au
demeurant, la construction du canal du Nicaragua est, pour
les Etats-Unis, une nécessité absolue, Outre
le côté stratégique et le risque d'un
embouteillage de Panama, ce pays est si volcanique, et sujet
aux secousses sismiques, que le fonctionnement du canal actuel,
le jeu de son gigantesque outillage mécanique peuvent
à tout instant et pour longtemps être compromis,
Ainsi se trouveront successivement englobées dans l'orbite
nord-américain, sans éclat ni violentes secousses,
toutes ces minuscules nations, parcelles de l'immense empire
hispano-américain, qui se sont constitué une
vie propre lors de l'effondrement du colosse espagnol.
*
* *
Un
sujet de surprise réside dans la mesure en laquelle
toute cette partie du Nouveau - Monde, une des premières
qui furent en contact avec les blancs qui, par elle, parvinrent
au Pacifique est demeurée pour une large part impénétrée
: quelques bouts de chemins de fer, guère de routes
par tronçons épars. Dès qu’on quitte
un centre ou qu’on s’éloigne du rail, c’est
la forêt ou la savane où vivent, de nos jours
encore farouchement isolées, éparses dans ces
solitudes, des tribus indiennes sur le nombre et le caractère
desquelles on est mal fixé. Et cela, tout à
proximité de cette grande artère mondiale qu'est
le canal. N’est-ce pas déconcertant, à
une époque ou tant d’admirables explorations,
immédiatement suivies de la colonisation et des applications
de la science, ont ouvert en cinquante ans le continent africain
tout entier à la civilisation.
Contraste
amusant : les autos, particulières ou de louage, abondent,
ici encore, en ces villes d'où l'on ne peut s'éloigner
faute d'accès, et où, en général,
les voies sont, par comparaison, à faire admirer celles
de la Guadeloupe : ce qui n'est pas peu dire.
Où peuvent bien aller ces autos? Mais aussi malheur
à l'étranger qui se confie à l'un de
ces tacots, ignorants du taxi, Il est trimballé, cahoté
en long, en large, en travers, en huit, et se trouve à
l'arrivée, devant une note formidable et réglementaire
- en ce pays où un verre de fine se paie deux dollars
- 52 francs! - pour un trajet que, par la suite, quand il
sera un peu familiarisé avec les lieux, il accomplira
en dix minutes. Directement, s'entend.
Ce
qui, par exemple, déconcerte, en tous ces pays, et
suscite une admiration rétrospective, c'est la création
par les conquistadors de tant de cités dont on demeure
confondu que leurs créateurs aient pu les édifier.
La plupart ont été situées, sans doute
pour des raisons de salubrité, sur les hauts plateaux
: Mexico, Sucre, Santa-Fé-de-Bogota, Caracas, La Paz.
San-¬José-de-Costa-Rica, où j'écris
ces lignes, est à près de 1.400 mètres.
Et quand on se représente qu'il y a seulement quelques.
années, il fallait quinze jours, parfois le double,
pour, de Barranquilla ou de Carthagène, gagner Bogota,
quand on est encore sous l'impression de cette invraisemblable
montée de Port-Limon, la capitale costaricienne, on
reste confondu devant les prodiges d'audace, d'endurance,
d'ingéniosité qu'ont dû déployer,
Dieu sait aux prix de quels sacrifices, les créateurs
de ces mondes nouveaux pour faire surgir de ces terres inconnues
des villes dont certaines sont devenues, tel Mexico, d'importantes
cités.
Nous,
modernes, avons certes, à notre actif, des réalisations
qui étonneront les générations à
venir; mais nous disposons de tant de ressources, de connaissances,
de moyens d'action que notre mérite est mince, en regard
de celui des précurseurs.
*
* *
La
température était torride quand nous avons quitté
Port-Limon. Et nous avions, sans respect humain, sorti nos
casques : de petits casques discrets, gris, élégants.
C'est le respect humain qui a fini par l'emporter, devant
la sensation que nous étions la risée des gens;
même des blancs, qui se promènent couramment
nu-tête sous ces tropiques. Et nous avons finalement
porté nos casques ... à la main. Ce détail,
insignifiant en soi, amène cependant la question que
voici:
Il
paraît hors de doute que l'influence solaire sur l'organisme
humain est absolument différente en Amérique
tropicale de ce qu'elle est en Afrique ou en Asie tropicale.
De Rio-de Janeiro à la Nouvelle-Orléans, vous
ne voyez pas un casque en dehors des étrangers inavertis.
Pas un de nos coloniaux les plus endurcis ne se risquerait
à en faire autant dans nos colonies du Vieux Continent.
Et si le casque est porté dans nos Antilles ct en Guyane,
cela tient sans doute à l'habitude qu'en ont prise
nos compatriotes créoles en service dans nos autres
possessions.
Ceci,
pour en arriver à ce point d'interrogation : cette
évidente différence d'action solaire n'aurait-elle
pas sur la végétation, sinon sur le sol, une
influence à même d'agir sur la capacité
de rendement et la longévité de la sylve et
de la flore: donc de la banane? Je pose la question en ignorant
que je suis, de ces matières, et seulement pour la
livrer aux méditations de savants tels que mon éminent
ami Prudhomme, directeur de l'Institut National d'Agronomie
Coloniale.
*
* *
Un
autre problème, infiniment grave, préoccupe
sérieusement ce pays. Et, avec lui, tous ceux qui trouvent
dans le café une des bases de leur situation financière
: entre autres et outre le Centre-Amérique, le Venezuela
et la Colombie. On comprend leurs craintes devant la crise
déchaînée sur le marché mondial
du café par la débâcle qu'a déclanché
au Brésil la fameuse valorisation dont il fut tant
question au moment de son instauration, laquelle donna lieu,
à l’époque, à de passionnées
controverses. Voici longtemps déjà que le Brésil
stocke. A force de stocker dans un but évident de raréfaction,
il est arrivé un moment où le plafond, non seulement
du stockage mais bancaire a été atteint. Au
moment où j'écris, les cours ont dégringolé
de 50 %' Et les offres ne trouvent qu'une faible contre-partie.
Les magnifiques plantations, à l'ombre voulue des grands
arbres, que l'on voit en ces contrées, produisent à
force sans que nul ne puisse pronostiquer dans quelles conditions
leurs produits trouveront leur débouché, le
marché brésilien étant le régulateur
du marché mondial, en ce compartiment. Les choses se
tasseront, comme en tout. Mais après quelles phases
plus ou moins pénibles? Et quand?
*
* *
Près
de sa belle habitation, M. Giustiniani, un de nos compatriotes
qui nous en fait les honneurs, nous montre un chalet en bois,
simple rez-de-chaussée. « On a construit cela
pour y habiter quand il y a un tremblement de terre »,
nous dit-il le plus naturellement du monde. Sage prévision,
au surplus, quand on se rappelle la catastrophe de San-Francisco,
celle de Valparaiso, sans omettre, en ce pays même,
celle de Cartago pour citer les plus retentissantes, en ces
dernières années.
Paris a ses embouteillages ; San-José ses secousses
sismiques. La perfection n'est pas de ce monde.
*
* *
M.
Deflin, notre chargé d'affaires à San-José
de Costa-Rica et Mme Deflin, installés ici avec leurs
enfants, nous ont, dès notre arrivée, réservé
la plus aimable réception. M. Deflin veut bien me présenter
lui-même à divers membres du gouvernement et,
en particulier, au ministre de Fomento, de qui relèvent
les intérêts économiques de la République.
Mon distingué interlocuteur me signale un fait d'ordre,
non pas spécial à ce pays, mais mondial, et
qui, à ce titre, mérite de retenir la très
pressante attention de nos pouvoirs publics et du monde français
des affaires : à savoir que toute marchandise importée
est inscrite aux statistiques comme relevant du pavillon transporteur.
Et comme le nôtre est absent des eaux de ce pays, il
en résulte que, officiellement tout au moins, nous
figurons pour presque néant dans les importations au
Costa-Rica, quoique tenant, par plusieurs grosses maisons
françaises, une place importante dans le commerce extérieur
de ce pays. Or, en nombre d'autres pays, il doit en aller
de même. On se rend alors compte de la mesure en laquelle
ce fait fausse les statistiques de notre commerce extérieur.
Ainsi, on me cite ce cas : un notable commerçant français
établi à San-¬José importe annuellement
de France pour un million rien que de soieries. Ce chiffre
est porté au crédit des importations hollandaises
ou allemandes, dont les bateaux apportent ici nos marchandises.
II est aisé de supposer le tort qu'un semblable état
de chose est susceptible de porter à notre rang économique
au dehors. Evidemment, il y a à cela un correctif :
c'est le certificat d'origine. Mais comme il n'en est pas
tenu compte et que l'obligation de sa mention par les gouvernements
étrangers nous échappe, on comprend combien,
une fois de plus et pour changer, joue le fameux principe
: la marchandise suit le pavillon.
Ce très grave problème comporterait d'être
examiné au point de vue général par nos
pouvoirs publics comme par nos Chambres de commerce de la
métropole et de l'étranger.
*
* *
M.
Deflin veut bien nous faire parcourir le tronçon de
route - et quelle! - qui, de San-José, a été
établi dans la direction du Pacifique, vers Punta-Arena,
que relie d'autre part à la capitale un chemin de fer
électrique appartenant au gouvernement. Inégalable
spectacle que celui qui nous est offert là : à
l'Est, la haute chaîne que nous avons franchie barre
l'horizon. Devant nous, en panorama, la large vallée
descend vers le Pacifique, entre deux autres chaînes
volcaniques qui, au loin, s'étagent en plans successifs,
dont le plus élevé est celui qui ceinture la
si belle baie de Punta-Arena, mais que, à notre vif
regret, nous n'aurons point eu le loisir d'aller visiter.
Les Américains la connaissent bien et en apprécient,
dit-on, la valeur ... à toutes fins utiles.
Quelle
merveille de la nature, que ce pays! et quelles joies il réserverait
à qui le parcourrait, s'il était accessible.
Mais il est, en dehors de la trajectoire de Port-Limon à
Punta-Arena, demeuré à peu près impénétré,
faute de routes. Le cheval, le hamac, de-ci de-là un
abri dans la misérable case d'un hispano-indien sont
les seuls moyens offerts au voyageur. Aucune ressource alimentaire
qu’une grossière galette cuite sans levure, du
riz - importé, soit dit incidemment - et une sorte
de haricot. La forêt, le dédale à travers
des montagnes abruptes, tout cela moins abordable que la forêt
tropicale où nous fûmes jadis, en A. E. F. aux
temps héroïques, à l'époque où
les routes, aujourd'hui sillonnées d'autos, n'existaient
même pas à l'état de projet. La faune,
où le serpent de tout calibre et le caïman tiennent
une place d'honneur, abonde, dit-on, en ces lieux fermés
à d'autres que ces cavaliers, évoquant la silhouette
des cow-boys chers aux films dont l'industrie cinématographique
américaine a su inonder le monde, quoique généralement
ineptes.
*
* *
Le
Costa-Rica attend la venue de nos marins, qu'a obtenue au
prix de quelque insistance notre légation. Le petit
aviso Antarès, dont nous avons vu, de loin,
lors de notre passage aux Antilles, les lignes menues, est
l'un des survivants de la série de ces unités
construites durant la guerre. Il va, dans quelques jours,
venir incarner nos couleurs en ces eaux, qui ont / reçu
ces temps derniers la visite successive de belles unités
de guerre, neuves, anglaises, allemandes et américaines.
Avant même d'avoir vu notre échantillon, certaine
presse costaricienne a déjà daubé sur
lui. On est d'autant plus chatouilleux en tout ce qui touche
les rapports internationaux dans ces pays d'importance secondaire,
qu'on y a plus de tendance à découvrir en tout,
du fait même de ce rang, motif à l'éveil
d'une susceptibilité aiguë. Or, en matière
maritime plus qu'en tout autre domaine, rien n'est que relatif.
Et davantage encore chez toutes ces nations des lointains
outre-mers, où la marine sous toutes ses formes est
le seul lien qui les rattache au reste du monde. Chacun y
sait parfaitement à quoi s'en tenir sur la valeur respective
des navires, qu'ils soient de guerre ou de commerce, et les
apprécier en connaisseur. Et la venue de l'Antarès
après celle des beaux vaisseaux que je viens de mentionner
sera sûrement l'objet de commentaires. D'autant plus
que le Président de la République, accompagné
de ministres et des notabilités costariciennes françaises
a, dans un sentiment de courtoisie à l'égard
de notre pays, manifesté le désir d'être
reçu à bord, accomplissant ainsi deux jours
de voyage, aller et retour. Je plains le commandant d'avoir
à organiser cette réception sur un si modeste
bateau, dont les aménagements sont trop exigus pour
s'y prêter. Et ceci me rappelle ce fait, récent
: une de nos unités vient à New- York. Réceptions.
Seulement, le commandant disposait pour les assurer d'un somptueux
crédit de 4.000 francs. Au pays du dollar et de 20
sous le petit pain d'un sou 1... Morale, ce fut notre cher
président newyorkais et ami de Malglaive qui, avec
le concours d'autres membres de notre section, sauva la situation,
et paya les frais de l'avatar. Mais nos bourses annuelles
de voyage aux Etats-Unis et au Canada ont été
supprimes du coup, cette année-là, la caisse
de nos donateurs ayant atteint dans l'aventure un plafond
inférieur, si je puis dire.
La
vérité est que nous sommes, en France, déplorablement
négligents, voire ignorants, des choses du dehors.
Et c'est ainsi que, avec la meilleure volonté du monde,
il nous advient trop souvent de commettre de bonne foi les
plus lamentables erreurs. Telle celle-ci : quelques années
avant la guerre, on envoya en visite aux Etats-Unis une division
de nos quatre plus beaux croiseurs d'alors. L'idée
était excellente. Seulement, on oublia que l'un d'eux
était commandé par un capitaine de vaisseau
des plus distingués, mais Noir. Or, on sait les irréductibles
préjugés que les Yankees professent à
l'égard de ce qu'ils appellent dédaigneusement
« les coloured», et la façon choquante
à nos yeux de Français, dont ils traitent les
leurs. La présence de cet officier parmi notre état-major
fut la source des plus désobligeants incidents, tant
pour lui-même que pour ses camarades. Jamais la gaffe
prise comme symbole dans la marine, au lieu de l'ancre, n'apparut
plus de circonstance.
La réalité est que, de nos jours, la marine
constitue un des instruments les plus efficaces de la propagande
nationale à l'extérieur. Seulement, cet instrument
demande à être manœuvré avec beaucoup
de doigté et d'opportunité. L'habitude qu'a
longtemps eue la Marine de n'envoyer au loin que de vieilles
bailles humiliantes pour notre pavillon, telles que le Dubourdieu,
le Catinat, la Décidée et lulli quanti,
a plus nui à notre prestige au loin que ne l'eut fait
l'abstention. C'en est fini, fort heureusement, de ces errements.
Et, en particulier, M. Leygues aura rendu un signalé
service au pays en montrant depuis quelques années
et sous toutes les latitudes nos couleurs arborées
sur ce que nous avons de mieux comme grandes unités
neuves. Il doit en être remercié.
Quant à l'Antarès, le souhait de la
visite d'un de nos navires a été formulé;
il était dans les parages. On l'a envoyé sans
se soucier de certains rapprochements, et pour cause. Il eût,
certes, été préférable d'expédier
dans ces eaux le Jeanne d'Arc quand, il y a quelques
mois, il est passé par le canal, donc à proximité.
A
ce propos, il apparaît parfois que nos officiers de
marine, dont la valeur morale et technique n'est nullement
ici en cause, ne se rendent pas unanimement compte de l'importance
du côté de représentation nationale que
comporte souvent leur mission, tant à l'intérieur
qu'à l'extérieur. Aux yeux de nombre d'entre
eux, paraître, figurer constitue une « bamboula
» - pour employer une expression consacrée -
indigne de leurs fonctions et de leur uniforme. S'ils prenaient
la peine d'observer l'importance que nos rivaux attachent
à cette même « bamboula », ils reviendraient
sur leurs préventions à son sujet.
Deux
traits à ce propos : j'ai souvenir de certain gala
à Alger en présence du gouverneur général
Steeg. Les deux premiers rangs de la salle du grand Théâtre
avaient été réservés aux officiers
d'une division présente dans le port. Pas un ne vint.
Et cet autre fait: lors de la Grande Semaine Maritime de 1928
au Havre, et de la revue navale passée par M. le Président
de la République, la Ligue Maritime et Coloniale avait
offert à une large délégation d'officiers
de l'escadre, outre le voyage à Paris, un banquet que
la gracieuseté de la municipalité parisienne
avait fait suivre d'une réception officielle à
l'Hôtel de Ville. Les 150 marins invités par
la L. M. C. à venir à Paris étaient bien
là, mais les chaises destinées aux officiers
restèrent inoccupées. Et c'est à elles
que M. Bouju, alors préfet de la Seine, adressa son
discours; pour elles que joua la musique; pour elles que s’illuminèrent
les salons.
Heureusement que ces faits se passaient entre nous, Français,
Il faut être convaincu qu'ils ne se fussent point produits
à l'étranger. Ils n'en dénotent pas moins
une certaine orientation d'esprit qu'il faut souhaiter voir
se modifier.
*
* *
M.
Félipe Alvarado, notable personnalité costaricienne
- et parisienne, pourrait-on dire, car Paris n'a aucun secret
pour lui - veut bien, dans sa somptueuse limousine et par
une bonne route, celle-là, nous montrer les abords
d'un des volcans qui entourent San-José, et dont le
plus haut atteint environ 3.500 mètres. Nous montons.
Bientôt, les plantations de café disparaissent
pour faire place à une végétation, à
des pâturages qui, par place, rappellent ceux de nos
campagnes: car, ce qui fait l'attrait et le charme de cet
admirable pays, épine dorsale du très long isthme
qui relie entre eux les deux continents américains,
c'est qu'on y rencontre tous les climats et tous les produits.
Du point où s'arrête la route, deux heures de
cheval séparent encore du volcan. Ah! l’incomparable
panorama dont on jouit de là, au coucher du soleil:
à perte de vue s'étend la large vallée.
Vers le Pacifique, un inouï coucher de soleil illumine
l'horizon de ses lueurs littéralement rouges, tandis
que de grandes nuées noires bordées d'irradiations
s'accrochent au flanc des montagnes, dont, de place en place,
les cimes crèvent l'épaisseur. Vers l'occident,
sans crépuscule, comme il advient dans les pays chauds,
la nuit s'accuse déjà et la lune brille de tout
son éclat. Splendeurs de la nature que ne peut même
se figurer qui n'a pas eu ce spectacle sous les yeux. Et combien
est ainsi récompensé l'effort des voyages! Les
Anglo-Saxons le savent bien, eux dont l'afflux touristique
constitue pour une si large part une source de prospérité
au profit de leur pavillon. Le grand tourisme s'accuse chaque
jour davantage comme un des éléments les plus
propres à développer le rayonnement d'un pays
dans le monde. Et c'est une raison de plus pour regretter
que l'élément français y figure dans
une si faible mesure. Dans toute cette partie du monde la
langue secondaire est devenue l'anglais. Certes, la haute
classe connaît Je chemin de Paris et de ses plaisirs.
Nos articles de luxe tiennent ici largement leur place. Mais
les grandes affaires sont, à part quelques gros «
bénéfices de café », comme on appelle
les usines où ce produit se traite, et certains beaux
magasins, entre les mains de nos rivaux. Il en va ainsi de
trop de parties du monde, parce que nous ne nous y montrons
qu'insuffisamment, quand nous n'en sommes pas entièrement
absents. Et cela constitue une patente infériorité
pour la chose française. Ce n'est pas qu'il manque
chez nous de gens qui pourraient voyager outre-mer. Mais nous
avons, en général, une autre conception de la
vie. Combien cette conception paraît étriquée
à l'envisager ainsi à travers les larges horizons;
et comme on comprend mieux que l'avenir est aux peuples qui
débordent, au lieu de se cantonner dans le cadre étriqué
de leurs quatre murs nationaux. Il est vrai que nous avons
nos colonies et le magnifique effort que nous pouvons nous
enorgueillir d'y avoir accompli en si peu de temps. Mais le
monde offre, lui aussi, un champ illimité aux activités.
Sachons y tenir notre place, si nous voulons demeurer une
grande nation dans la ruée des peuples vers la richesse,
base de la puissance, elle-même garantie de l'avenir.
*
* *
San-José,
modeste capitale d'un petit Etat de 500.000 habitants, - assure-t-on,
car le recensement doit être bien imprécis possède
de superbes cinémas, dont certains ne dépareraient
les plus vastes, les plus beaux de la Ville ¬Lumière.
Quand on voyage, il faut tout voir et tout observer. Un mot
donc sur le rôle international du cinéma considéré
comme instrument politique et économique. Les Nord-Américains
ont, plus et mieux que tous autres, merveilleusement compris
le parti que l'on peut tirer de ce si puissant instrument
de propagande. Ils s'appliquent à toucher la masse
jusqu'en ses couches profondes, par l'image, parlée
ou non. Leurs films inondent aujourd'hui le monde entier,
y compris la France. Le battage effréné qui
rentre dans la manière américaine compense ce
que l'affabulation a le plus souvent de ridiculement puéril.
L'écran est en passe de convaincre l'humanité
que tout ce qui est américain est supérieur.
Or, la « fin finale » de cette gigantesque entreprise
universelle se concrétise par ce mot, qui résume
tout, en Amérique: Business! Business! Business!...
Et voilà pourquoi nous nous devons d'encourager, nous
également, notre industrie cinématographique,
de la protéger, de la diffuser. Cela aussi sera «
grandiose, merveilleux, déconcertant, ultime, formidable,
etc.…comme disent du moindre de leurs élucubrations
les producteurs américains. Et, par-dessus le marché,
ce sera pratique et pas bête.
*
* *
L'instant du départ est venu. Bientôt notre train,
à attelages automatiques comme partout en Amérique,
soit dit incidemment, franchit le col qui, dans son cadre
de majestueuses montagnes volcaniques, sépare le versant
atlantique du versant pacifique. Sans doute ne reverrons-nous
jamais cette beauté? Mais nous en conserverons pour
toujours le souvenir. De la plate-forme du wagon aimablement
mis à notre disposition par le gouvernement costaricien,
nous contemplons cette invraisemblable descente vers Limon,
dont, en ce sens, l'aspect est peut-être plus varié,
plus impressionnant, que la montée, avec cette opposition
qu'offre un paysage suivant le sens où l'on accomplit
le parcours : assertion qui semble un paradoxe et est cependant
une réalité courante.
Nous franchissons sans encombre la montagne en éboulement
: prions le Créateur, qui nous exauce, de faire tenir
encore une heure certain mont voisin, assez peu rassurant;
traversons en longeant le rivage, la longue plaine tropicale,
plantée de cocotiers, qui précède l'arrivée
à Port-Limon où nous accueille un irréprochable
hôtel colonial dont certains pays de ma connaissance
feraient pas mal de s'inspirer pour l'adoucissement de la
vie de leurs contemporains.
Détail qui a son importance pour les coloniaux : en
Amérique tropicale, la moustiquaire au lieu d'être
montée sur un dais rigide, encombrant, incommode, laid
et coûteux, est en mousseline serrée, et non
en tulle et montée sur un petit cercle qu'une poulie
permet d'élever et de descendre à volonté.
Elle protège ainsi hermétiquement tout le lit
contre les attaques du sinistre insecte. C'est propre, joli
et pratique. Ici, comme en tout, il suffisait d'y penser ...
*
* *
Port-Limon
est une de ces cités à la fois fastidieli ses
parce qu'elles sont toutes taillées sur le même
modèle et qu'elles ne comportent aucun intérêt,
et curieuses aussi par leur soudain surgissement partout où
s'est établie la civilisation dans les mondes neufs.
Elle est, en fait, une création de l'United Fruit Co,
qui a doté le Costa-Rica d'un port atlantique auquel
n'eût jamais pu prétendre ce pays. La ville est
bâtie à l'américaine, par « cuadres
» à angle droit. Voirie impeccable. Un admirable
parc, peuplé de plantes, de luxe dans nos pays nordiques,
courantes ici. Au centre, un de ces forts jolis kiosques à
musique dont s'adorne, en ce pays, la moindre agglomération
de quelque importance. Le quartier américain proprement
dit, édifié à part par la « Youneit
» pour son personnel, est une suite de jolies villas
coloniales engrillagées contre les insectes, ordonnées,
dans un joli parc, que complète un espace réservé
aux tennis, ceux-ci transformés certains soirs en dancings.
Sur une petite pelouse précédant une villa se
tient, sans s'occuper de notre présence, un de ces
innombrables gros charognards, nommés saupilotes, et
qui sont protégés partout en Amérique
du Sud pour les services d'épuration dus à leur
appétit. Ailleurs, ils constitueraient un coup de fusil
dont maint chasseur serait fier. Ici, qui tuerait un saupilote
s'exposerait à des poursuites: Constant contraste des
choses.
*
* *
C'est
en ce moment, période d'élections dans ce pays.
Bien rarement un manifeste de minuscule format le rappelle.
Mais assez nombreuses se voient les affiches de taille modeste,
elles aussi, et qui, avec le portrait du candidat, se contentent
de porter la mention: cc Vive Chose! » cc Vive Machin»
! Et Chose, Machin, de s'être visiblement efforcés
de faire, devant l'objectif une tête aussi sympathique
que la nature le leur permet. Ce mode simplifié de
campagne électorale m'a paru à la fois tout
à fait ingénieux et fort respectueux de l'électeur.
Ingénieux, parce qu'il dispense le candidat de se tirebouchonner
le cerveau à chercher par quels bobards, rarement inédits
d'ailleurs, il pourra ahurir le corps électoral, et
le convaincre que voter pour lui c'est assurer le bonheur
public. L'électeur, parce qu'il est ainsi mis à
l'abri de passer pour un irréductible gobeur dont la
naïveté, souvent poussée jusqu'à
la niaiserie, est insondable. L'un et l'autre parce qu'ainsi
ils n'auront pas en relisant les factums, les insanités
ou parfois les mensonges que sont trop souvent les professions
de foi, à redouter la confusion d'avoir souvent poussé
le toupet jusqu'à l'impudence; le second, celle d'avoir
cru à des boniments que le moindre bon sens eût
ramenés à leur valeur.
*
* *
C'est
la banane qui a provoqué, de la part des Américains,
la création de Port-Limon aussitôt devenu la
métropole de l'énorme trafic que l'on sait et
qui fait l'intérêt offert par ce point, en même
temps que le sujet d'observations bonnes à retenir,
principalement en ce qui concerne notre A. O. F. Sans entrer
dans les détails techniques, on ne peut laisser de
mentionner ici l'impression de puissance et de perfection
que donnent, en marche, les cinq grands appareils roulants,
mus électriquement qui assurent le transfert., du railway
au bord, de trains entiers chargés de régimes
en vrac, arrimés de même; le tout avec l'évident
souci de réduire au minimum le recours à la
main-d'œuvre; et, en vue d'éviter les surestaries,
d'obtenir le maximum de rapidité dans les opérations.
On aura une idée de l'importance de la suppression
de l'emballage quand j'aurai rappelé que celui-ci compte
pour 90 millions dans les 600 millions d'exportation bananière
que font annuellement les Canaries. Ce n'est évidemment
pas demain que notre A. O. F. et moins encore nos Antilles,
pourront aborder l'exploitation et le trafic de la banane
avec une telle ampleur de 'moyens, mais les milieux intéressés
seront bien inspirés en s'assimilant, dans leurs efforts
présents et à venir, les enseignements, les
expériences, voire les leçons que leur offrent
ces pays de l'Amérique Centrale, dans l'ordre en question.
*
* *
A
part quelques types de cavaliers bronzés, au large
chapeau, chaussés de hautes bottes, montés sur
des chevaux tenant souvent plus du canasson que du coursier,
le classique lazzo enroulé contre la selle, nulle part
nous n'aurons vu un costume, une silhouette intéressante,
pas plus dans la monb.gne que sur la côte où,
soit dit incidemment, le gros de la population est noir, tandis
que dans le haut pays, il est blanc, indien ou métissé.
Et pas davantage le joli spectacle contemplé jadis,
le soir, aux grandes Antilles et au Mexique, de ces jeunes
filles en grande toilette, circulant autour de la musique,
tandis que les jeunes gens déambulaient en sens inverse,
sous l'œil des parents et des petits, assis en cercle,
et que les cavaliers caracolaient à l'entour. La seule
fois que nous aurons entendu de la musique, c'est dans le
joli parc de Limon. Les musiciens étaient vêtus
comme ceux de nos vulgaires fanfares et, au son de leurs accents
rebattus, la pluie menaça. En fait de types, quelques
toilettes plus que parisiennes; d'élégants messieurs
en pantalon, souliers et chemise d'un blanc impeccable; et,
surtout, de jeunes personnes noires, vêtues de robes
très « grands magasins », infiniment courtes,
les bras et les épaules nus, finement chaussées
: très « Joséphine Baker », la célèbre
étoile noire. La toilette tient évidemment une
place de premier plan, en ces lieux : après, toutefois,
les enfants, qui pullulent, la comme dans tous les pays hispano-américains,
où ce n'est pas la place qui manque, il est vrai, et
où, dans le peuple tout au moins, ils ne coûtent
guère a élever. Par contre, grosse mortalité
infantile, me dit-on, ainsi que je l'aurai entendu tant de
fois, dans toutes les régions tropicales. On me cite
des chiffres qui, à les prendre tels, feraient penser
qu'il meurt plus d'enfants qu'il n'en naît. Ce doit
être exagéré mais me rappelle que si,
en France, nous nous étions mieux et plus généralement
organisés contre ce même fléau, nous verrions
se modifier séance tenante notre situation démographique,
par rapport aux autres peuples d'Europe, de la plupart desquels,
depuis quelque temps, nous avons dépassé le
pourcentage de natalité, si grande et rapide est leur
régression, sous ce rapport.
*
* *
Ici
comme en tant d'autres points du monde, nous sommes arrivés
dans ce pays des inconnus, personnellement tout au moins.
Ce sont des amis que nous laissons, par l'accueil si cordial,
par toutes les attentions dont nous aurons été
comblés. J'ai, sous bien des latitudes, entendu des
déclarations d'affection a l'adresse de notre pays.
Je les ai réentendues au Costa-Rica, avec cette chaleur
d'expression propre à la race : « J'aime mieux
la France que ne l'aime M. Poincaré lui-même
», me déclarait avec conviction, et sans doute
sincère sur le moment, un Costaricien distingué.
J'ai accueilli ce dire en m'efforçant de persuader
mon interlocuteur que je ne cherchais nullement l'écart
entre l'expression et le fond. Nous nous sommes quittés
comme des camarades d'enfance qui se séparent. Nous
ne nous reverrons certainement jamais, et le savions. Ces
effusions, de la sincérité desquelles vous auriez
tort de douter - à l'instant où elles se manifestent
- sont un des charmes des longues randonnées.
*
* *
Du
pont du paquebot hollandais « Simon-Bolivar
», qui va nous reconduire à Colon, j’aperçois
un tout petit point qui grandit, pas beaucoup et finit par
prendre forme de bateau mixte de guerre ou de paix, pour venir
mouiller à quelques encâblures du port : C'est
notre Antarès tant attendu, et de la venue
duquel toute la presse du pays parle. L'Antarès
dément la fable. De loin, ce n'est rien, et de près
c'est quelque chose.
Pas bien imposant, certes, mais représentant, en ce
moment, l'incarnation de la France. C'est bien pour cela que,
lorsque la France s'incarne quant et où que ce soit,
il faudrait qu'elle le fasse à sa mesure.
L'Antarès salue la terre de ses salves, qui
claquent sec. La terre répond correctement. L'Antarès
amène les couleurs costariciennes. Les deux pays viennent
de se serrer la main. A coups de canon, le canon jouant, comme
on sait, un rôle presque tout aussi important dans les
manifestations de courtoisie internationale que dans les cas
contraires, si j'ose dire.
*
* *
J'eusse
désiré, à défaut de la ligne française,
absente de ces eaux, prendre la ligne allemande pour me rendre
compte de la façon dont nos sympathiques voisins de
l'Est renaissent sur mer. Mais cela prolongeait sensiblement
notre séjour à Port-Limon. Et dame! quand on
a en une heure ou deux, visité ce centre, contemplé
ses appontements et qu'on n'a plus d'autre perspective que
d'y cuire en étuve, c'est plus volontiers le tableau
des départs que tout autre objet qui retient l'attention.
Or, le hollandais étant en tête de liste, à
lui le mouchoir. Et puis, il n'était pas sans intérêt
non plus d'examiner comment les descendants de Ruyter s'y
prennent pour faire si honorable figure sur les grandes routes
maritimes. C'est, en effet, bien remarquable que la petite
Hollande tienne sur le mouvement du Canal de Suez, thermomètre
de l'activité internationale, un rang y primant le
nôtre: fait, soit dit incidemment, qui donne une assez
modeste idée de nos facultés de rayonnement,
à nous la grande nation coloniale de l'Afrique Orientale,
de Madagascar, de la Réunion, de l'Inde Française,
de l'Indochine, de la Nouvelle-Calédonie et des possessions
du Pacifique.
Le
Simon-Bolivar est le symbole même de son pays:
Le grand yacht le mieux au point n'est pas plus méticuleusement
entretenu. Tout est verni ... jusqu'aux marches des échelles
de coupée. Ce qui est tout de même un peu exagéré
... Si verni qu'au lieu d'attirer les visiteurs, comme à
nos bords, un gros commandant rougeaud, à allures de
bouledogue, surveille lui-même les allées et
venues entre le quai et le bateau et fait pourchasser quiconque
n'est pas du bord ou passager.
La
tenue du personnel civil est élégante comme
celle d'un grand club. La cuisine, parfaite. La boisson, payée
à part, comme partout, en dehors de nos paquebots qui
ont bien tort de ne pas publier à son de trompe ce
si important avantage, se cote comme si la bière était
du champagne. La décoration, normale sous le ciel brouillé
de La Haye, apparaît lourde et désaxée
sous les Tropiques. La note générale rappelle
le mode allemand, tempéré par cette rudesse
bonne enfant et un peu fruste que l'on retrouve le plus souvent
chez les flamingants. Le tout pesant administratif et dénué
de distraction, suinte l'ennui. Un mois là-dessus?
Non: je reviendrais plutôt en Europe à la nage
...
Ces détails vous paraissent peut-être bien secondaires?
Si vous les jugez ainsi, c'est que, enfermées dans
le cadre de votre existence gravitant dans le cercle restreint
du monde français ou ouest-européen vous n'avez
pas - et en êtes très excusable - la moindre
notion de l'évolution du monde contemporain. Nous sommes
à l'orée d'une époque où tout
ce qui était féodal, jadis, tout ce qui est
national aujourd'hui sera continental demain, mondial après
- demain. Il n'est plus de pays fermés, ni isolés.
L'humanité tout entière est entrée dans
la danse des milliards, des compétitions économiques,
dans la bagarre pour la place au soleil. Et l'arme de cette
mêlée gigantesque, effarante, c'est la marine,
c'est le pavillon, c'est la place tenue par chacun sur les
mers. Vous ne vous en doutez guère, vous, les snobs,
les piliers de casino, les beaux messieurs et jolies dames
pour qui la mer est seulement l'occasion de montrer votre
plastique aux passants et de vous faire brunir la peau au
soleil, parce que c'est la mode en ce moment. La mer, vous
la regardez comme une occasion à trempette. Les bateaux,
vous les suivez de loin, dans leur course vers l'horizon et
prenez volontiers leur arrière pour l’avant.
Si l'on vous demandait ce qu'est le pavillon anglais et pourquoi
il est tantôt fond blanc, fond rouge ou fond bleu vous
seriez bien embarrassés de répondre. Si l'on
vous disait que l'anglais a supplanté le français
comme langue courante universelle, vous n'y croiriez-pas.
A moins que cela ne soit indifférent à votre
quiète cervelle. Et si l'on vous ajoutait que, en dehors
des pays français, notre billet de mille francs fait
figure de sapèque derrière le dollar et la livre,
vous écarquilleriez les yeux. C'est pourtant comme
je vous le dis. Et j'ajoute que, si, coûte que coûte
et par tous les moyens, nous ne défendons pas notre
place sur les grands marchés et les grandes routes
des océans, dans quelques décades pas beaucoup,
nous serons une nation de second plan, en dépit de
notre culture, de nos qualités de Louis XIV, de Napoléon
et de Verdun.
Voilà.
Maintenant, croyez-moi, ou ne me croyez pas. Le devoir est
de dire ces choses à nos honorables compatriotes, car
il faut, coûte que coûte, s'efforcer d'étudier
jusque dans les détails les méthodes et les
organisations il e nos rivaux, de connaître leurs forces
et leurs faiblesses, afin d'égaler ou de surpasser
les unes, ou de profiter des leçons des autres. Seulement,
pour cela, il faut y aller voir. Et trop peu des nôtres,
qui pourraient le faire, y vont : d'où, finalement,
infériorité nationale.
*
* *
Dans
la nuit chaude qui tombe, éclairée par un paradoxal
clair de lune, la côte s'estompe peu à peu. Au
loin les hauts monts volcaniques, du flanc desquels on aperçoit
le Pacifique. D'un bord à l'autre des deux rivages,
le long ruban du chemin de fer où est venu s'agglomérer
tout ce qui peuple, tout ce que produit ce pays entre deux
vastes régions à peine pénétrées.
Au sud, derrière la grande chaîne, c'est le San-Salvador,
tout petit, mais si riche. Tout près du Nord, le Nicaragua
en proie à des convulsions anarchiques que contemple
patiemment, en attendant l'heure, la garnison américaine
installée à Managua, la capitale. Demain, nous
serons à Panama, dans la Zone. Et en toute cette partie
du monde plane l'ombre de ce vieux malin d'Oncle Sam, vissé
ici, installé là à son comptoir, ou Sherlock
Holmes à sa place, sous des formes diverses, à
Porto-Rico, à Saint-Domingue, à Haïti,
à Cuba. Il est dans l'Amérique Centrale, où
son emprise est en marche.
Surtout
qu'il soit bien entendu que les Etats-Unis ne sont pas impérialistes,
ce vilain qualificatif étant réservé
aux Français qui, comme le monde entier le sait, parce
que leurs amis comme leurs ennemis le leur répètent
à tout propos, ne rêvent que plaies, bosses et
conquêtes. |